Tribune
Vitamine A : Le temps coupe les ailes de l'amour, par Ricardo Fernandes
Après avoir traversé la ville en métro, j’arrive à Monceau, ancien hameau, annexé à Paris au XIXe siècle. Je me retrouve face au magnifique Hôtel Particulier d’Edouard et Nélie. Il est situé Boulevard Haussmann, une avenue, ouverte à la demande de Napoléon III, afin de donner un accès plus facile à cette petite bourgade de la ville lumière, à une époque où Paris absorbait avidement tous les villages des alentours et se transformait en une métropole en pleine expansion, pleine de charme, dans laquelle la culture prenait de plus en plus d’importance et où on, de jour en jour surgissaient de nouveaux comportements.
Au premier regard, je remarque l’élégance de cette majestueuse demeure des Jacquemart-André, fruit d’un projet de l’architecte Henri Parent et dont la construction a pris six longues années de labeur.
J’entre, silence total, Édouard et Nélie ne sont plus là…
L’immense terrain plat, extrêmement bien localisé – acheté par Edouard, héritier d’une famille de riches banquiers protestants – et parfait pour la réalisation d’un tel projet architectural. Cet édifice, qui se voulait être l’un des plus beaux Hôtels Particulier de Paris, abrite maintenant l’une des plus admirables collections particulières de la ville.
Ici, les Jacquemart-André organisaient de somptueuses fêtes très briguées dans la haute société, des concerts et de grandes réceptions, minutieusement préparés par ce couple épris d’art et des plaisirs de la vie. Face à une si imposante construction, je pense : tout cela a résisté au temps, jusqu’à nos jours…
Basé sur les règles de l’architectures classique française, l’édifice a conservé de nombreuses touches intimistes car, au fil de ma visite, dans chaque espace, dans chaque recoin, je découvre un peu de la personnalité des propriétaires, comme si leur présence perdurait encore au sein de ces vieux murs. Oui, je crois que, sans doute, l’architecture m’a stupéfié, dès mon entrée, avec ses imposants lions de marbres, ses immenses vérandas pour lesquelles on n’a lésiné ni sur l’espace, ni sur le temps d’exécution, ni sur le prix pour nous offrir un antre de fraicheur. Maintenant je comprends pourquoi il a fallu six ans pour construire cette demeure, non seulement du fait de l’ampleur du projet et de sa magnificence, mais aussi car il fallait tenir compte du raffinement de son élaboration.
Il me semble que l’objectif des propriétaires ne se réduisait ni à la construction, ni à un besoin de suivre les tendances de l’époque, influencées par un certain snobisme et un désir de grandiloquence comme on peut le constater dans certaines constructions de ces années-là. Ici, tout se résume au bien être, au confort, au plaisir de vivre, à la convivialité, à la culture et à l’Histoire. Tout émane de l’amour de ce couple remarquable et de leur fabuleuse relation basée sur leurs innombrables intérêts communs.
Édouard et Nélie se sont rencontrés grâce à l’art. En effet, dix ans avant leur mariage, Nélie, une artiste peintre très prisée de la haute société française, peignit le portrait d’Édouard. Une relation née de l’art ne pouvait qu’engendrer de l’art… Comme ils prisaient particulièrement les artistes italiens, ils firent plusieurs voyages en Italie et finirent par créer une collection particulière, réunissant les meilleures œuvres d’art italiennes, des pièces uniques, d’une grande qualité. Ils ne se limitèrent pas à cela. Leur collection s’enrichit peu à peu d’œuvres de grands artistes internationaux comme Rembrandt, Van Dyck, Botticelli, Fragonard, Canaletto, Chardin, Reynolds… qui sont toutes ici… en totale harmonie avec l’espace qui leur a été déterminé, créant une cette atmosphère onirique fascinante.
A mon arrivée dans le hall d’entrée, où je suis accueilli, j’en ai le souffle coupé et je perds mes mots en me sentant observé par les bustes de marbres italiens et français qui entourent la table centrale. C’est une pièce style Louis XV, très haute de plafond, avec des murs aux tons pastel, des dorures et des moulures très raffinées. Il y a quelques tapisseries et des meubles de la même époque parmi lesquels une superbe table centrale avec un très bel arrangement floral qu’elle semble nous offrir en signe de bienvenue.
Dans la salle suivante, je me trouve face à une exposition de toiles de l’Ecole Française et de pièces décoratives du XVIIIe siècle, qui font partie de la collection particulière du couple. Ma pérégrination au fil de l’histoire continue….
Ensuite, après avoir traversé le précieux petit salon des tapisseries, je passe par le bureau et la bibliothèque où je peux apprécier la collection de toiles hollandaises, ce qui me donne l’impression d’être dans un livre d’Histoire de l’art dont chaque page, chaque scène réelle, attise un peu plus mon amour de l’Art.
À gauche du salon principal, se trouve le jardin d’hiver et l’élégant fumoir où, après les repas, Édouard recevait ses amis et où il aimait avoir de longues conversations sur l’art, les voyages et la politique. C’est un local exclusivement masculin où sont exposées des œuvres de sa collection internationale acquises au cours de ses voyages de par le monde, exhibées ici avec orgueil et qui retracent ses diverses aventures en Asie et dans des pays lointains, appelés à l’époque des pays exotiques. Je pense que c’est mon lieu préféré, car c’est le plus accueillant de tous, mais aussi parce qu’il est peuplé de pièces rares et mystérieuses qui me font rêver car elles m’entrainent avec Edouard dans ses merveilleux voyages et me font revivre, en rêve, ses aventures à l’étranger et ses grandes découvertes, en tant qu’amant des arts.
Au fond, à l’entrée des appartements privés, se trouve la salle à manger principale, maintenant considérée comme l’un des salons de thés les plus sophistiqués de Paris. Là, en dégustant une tasse de thé exceptionnel, je me laisse envahir par la richesse architecturale de cette résidence et contemple attentivement une série de dessertes Louis XV, en bois sculpté recouvert de dorure. Au-dessus, est accrochée une tapisserie du XVIIIe siècle qui raconte l’histoire d’Achille durant la Guerre de Troyes. Tant d’influences, tant de richesses culturelles accumulées en un seul lieu, ne peuvent qu’être issues d’une immense curiosité, d’années d’études et de recherches et bien sûr d’un grand raffinement. C’est époustouflant. Mais tant de splendeur ne s’arrête pas là ! Le plafond du salon est recouvert d’une éblouissante fresque de Tiepolo qui observe les visiteurs en train de déguster leur thé. J’ai l’impression de vivre un rêve, mais à chaque nouvelle ambiance, je m’aperçois qu’il ne s’agit pas d’un rêve, mais bien de la réalité vécue par Édouard et Nélie, que je suis moi aussi en train de vivre maintenant, ce qui me fait penser que je suis vraiment privilégié.
Après cette pause au salon de thé, en tournant à droite, juste devant la salle à manger, je pénètre dans la partie la plus intime de la maison : les chambres du couple, traditionnellement séparées, comme il était coutume à l’époque. La chambre d’Édouard est une somptueuse suite, dont la décoration n’a été terminée qu’après sa mort, par Nélie qui a tenu la promesse qu’elle avait faite à son mari de terminer la décoration de la maison, puis de la transformer en un magnifique Musée, témoignant de leur passion pour l’Art et de l’amour qu’ils avaient vécu ensemble ici, entre ces murs, de manière si intense. Quant à celle de Nélie, elle est d’une extrême délicatesse et semble avoir été placée là comme une perle au cœur de cette demeure de rêve. Elle est entièrement meublée avec du mobilier Louis XV, conservé totalement intact et renferme des pièces uniques, d’une grande richesse, comme une pendule, de la même époque, parfaitement restaurée. Ces chambres me paraissent bien petites, par rapport aux imposants salons que je viens de traverser. Il semble vraiment qu’ils aient choisi de vivre quotidiennement en contact direct avec l’art dans la plus grande partie de la maison, profitant à tout instant de cette demeure dans sa totalité et ne se repliant dans leurs appartements privés qu’au moment de se recueillir pour dormir.
A l’étage supérieur, en entrant dans les grandes salles d’exposition, je découvre une collection regroupant les œuvres des plus grands artistes Italiens de la Renaissance qui est, en fait, la plus grande collection particulière d’artistes Italiens en France. Ce sont trois salons : l’un est une galerie de sculptures et les deux autres contiennent les œuvres de grands artistes internationaux comme Botticelli, Botticini, Bellini, parmi tant d’autres. Ce sont des pièces où Édouard et Nélie, qui prenaient un énorme plaisir à partager leur amour de l’Art, amenaient toujours leurs amis, pour leur montrer ces chefs d’œuvres, en parler et pénétrer avec eux dans l’univers fascinant de l’Art.
L’hôtel particulier des Jacquemart-André m’entraine dans des rêves sans fin et chaque visite est un extraordinaire voyage dans l’univers de l’Art, de la culture et du respect de l’Histoire, qui fut tant cultivé par ce couple remarquable qui a offert ce magnifique cadeau à l’humanité.
Je m’arrête de nouveau dans le salon principal et sens que j’ai envie de tout revoir encore une fois, de faire et refaire ce voyage dans le temps, de revivre chaque époque de cette Histoire, d’écouter les musiques, de sentir les arômes, les saveurs… de vivre le grand amour qu’Édouard et Nélie ont vécu un jour ici…
Ricardo Fernandes, texte écrit en 2007
Stand 86, Marché Dauphine
The Association of Art Museum Curators (AAMC), New York, États Unis
Association Internationale des Critiques d’Art (AICA), Paris, France
Association for Art History (AAH), Londres, Royaume-Uni
Image : Le temps coupe les ailes de l’amour, Anton van Dyck, circa 1627,
Collection Musée Jacquemart-André, Paris, France